AU-DELÀ DE LA TOILE NUE. UNE PEINTURE SANS SURFACE
Le monochrome est la conséquence inévitable du réductionnisme qui caractérise le discours moderniste en peinture. Objet de multiples réinterprétations par les néo-avant-gardes des années 1950, le paradigme remonte au contexte constructiviste du début du XXe siècle : avec le monochrome, la figure picturale est devenue pleinement congruente avec la structure de son support. La logique réductionniste a en effet ramené la peinture à ses éléments et opérations de base. Après avoir éliminé toute référence à la compositionnalité, la production de monochrome a assuré la transition complète des surfaces planes du relief pictural à celle effective du plan physique, avec l'identification substantielle entre peinture, relief et objet (Buchloh 2015, 335-341). On pouvait encore supposer que les limites de la peinture pouvaient être faites reculer indéfiniment avant qu'un tableau ne cesse d'être un tableau pour devenir un «objet arbitraire» (Greenberg 2011, 121), mais c'est la même dynamique du modernisme qui conduira, avec la découverte de la peinture dans sa matérialité constitutive, à franchir le pas ultérieur et définitif, vers l'identification du monochrome au ready-made. En revanche, tous les ready-made sont des objets monochromes (Buchloh 2015 : 339).
La peinture, s'interrogeant sur son essence même, avait atteint son degré zéro. Un art voué à s'épuiser, puisque les solutions possibles à son problème de base (comment organiser la surface du tableau) ont été considérablement réduites (s'il en restait). La réponse la plus évidente aurait donc été de ne plus travailler sur une seule surface, et de s'ouvrir à la dimension de l'espace effectif (Fried 1998 : 149). Il est évident que cette même logique réductionniste reposait sur le postulat selon lequel l'acte pictural ne comporte essentiellement que deux composantes : la planéité et la délimitation de la planéité. (Greenberg 2011, 123). Sur la base de cette croyance, s'est construite la fatalité du monochrome et, par conséquent, de la toile nue comme limite extrême d'une peinture parvenue à ses ultimes conséquences. Mais que se passerait-il si cet obstacle supplémentaire était surmonté, si l'acte pictural s'affranchissait de la surface plane elle-même ?
Il faut penser à dépasser le monochrome, avant tout. Mais pas seulement. Une peinture qui dépasse la planéité impliquerait aussi le dépassement de cette convergence entre le monochrome et le ready-made qui aurait dû constituer l'acte final de la peinture elle-même. Réductionnisme et matérialité de la peinture : tels sont les principaux termes de la question moderniste. Précisément en poursuivant le chemin de sa concrétude matérielle, la peinture, avec le monochrome, s'est résolue en ready-made. La recherche d'une pleine convergence entre l'acte pictural et la réalité effective du support conduit, presque paradoxalement, à la résolution de la peinture dans la dimension «conceptuelle » de l'objet duchampien. Et, à ce stade, la matérialité habituelle des moyens utilisés par le peintre, à partir de la substance concrète de la couleur, s'est transformée en qualités intrinsèques de la surface (monochromatique) du ready-made. On pourrait alors penser que lorsque l'on parle d'une peinture qui dépasse la planéité, on se réfère à une pratique purement nominaliste dans laquelle la couleur et l'acte pictural sont réinterprétés dans un sens métaphorique. Rien de tout cela. Le réductionnisme et la matérialité de la peinture conduisent à des conclusions conformes aux prémisses : c'est maintenir l'acte pictural dans sa plénitude et renoncer à la toile (la surface, la planéité) comme prémisse opératoire.
Et puis quand un artefact capable de résumer toutes ces prémisses serait créé, comme cela s'est déjà produit en réalité, nous serions confrontés au dépassement, non seulement du paradigme monochromatique, mais de la subordination même de la peinture au ready-made.
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B. H. D. Buchloh, The Primary Colours for the Second Time: A Paradigm Repetition of the Neo-Avantgarde, in Id. Formalism and Historicity. Models and Methods in Twentieth-Century Art, MIT, Cambridge Mass., (1986) 2015.
M. Fried, Art and Objecthood in Id., Art and Objecthood. Essays and Reviews, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1998.
C. Greenberg, Pittura modernista in Clement Greenberg. L'avventura del modernismo. Antologia critica, G. Di Salvatore, L. Fassi (a cura di), Johan & Levi, Monza, 2011.
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